V
En remontant la grande rue, je savais déjà que Margrédel était seule à la maison. Elle avait l’habitude, quand son père allait aux vignes le matin, d’ouvrir les fenêtres de la grande salle pour donner l’air, et justement les fenêtres étaient ouvertes.
Je courais donc, ma clarinette sous le bras et le cœur joyeux, pensant la surprendre ; mais au moment de monter l’escalier, qu’est-ce que je vois ? La bohémienne Waldine, – avec sa longue figure de chèvre, son bout de pipe entre ses lèvres bleues, son petit Kalep, noir comme un pruneau, dans un sac sur l’épaule, – qui sortait en traînant ses savates et qui riait en se grattant le bas du dos.
L’oncle Conrad ne pouvait pas souffrir cette espèce de gens ; il disait que les bohémiens ne sont bons qu’à voler, à piller, à porter les commissions des filles et des garçons d’une maison à l’autre, en cachette, pour attraper deux liards. Quand par hasard quelques-uns d’entre eux se trompaient de porte et venaient chez nous, il leur criait d’une voix de tonnerre :
– Voulez-vous bien sortir, tas de gueux !... Voulez-vous bien vous en aller !... Prenez garde !... On n’attrape ici que des coups de bâton !
Aussi ne venaient-ils presque jamais.
Vous pensez donc bien que la vue de cette femme m’étonna ; je me dis en moi-même : « Bien sûr qu’elle vient de prendre quelque chose, du chanvre, du lard, des œufs, dans l’armoire de la cuisine, n’importe quoi... d’autant plus qu’elle rit. » Cela me paraissait très clair, et j’allais crier, quand elle se dépêcha de descendre de l’autre côté de l’escalier, et, presque en même temps, je vis Margrédel qui se penchait à la fenêtre, pour la regarder d’un air de bonne humeur. Alors je me tus, mais je ne sais combien d’idées me passèrent par la tête. Margrédel, m’ayant vu, se retira comme pour balayer la salle, et moi j’entrai, disant :
– Hé ! bonjour, Margrédel ; me voilà de retour.
Elle semblait un peu fâchée, et répondit :
– Tiens, c’est toi, Kasper ; tu n’as pas été longtemps dehors.
– Ah ! Margrédel, ce n’est pas bien ce que tu me dis là, m’écriai-je en riant, mais tout de même triste à l’intérieur ; non ce n’est pas bien. Il paraît que tu n’as pas trouvé le temps long après moi.
Elle parut alors tout embarrassée, et répondit au bout d’un instant :
– Tu vois du mal à tout, Kasper. Chaque fois que nous nous trouvons seuls, la première chose que tu as à me dire, ce sont des reproches.
– Eh bien ! est-ce que je n’ai pas raison ? m’écriai-je.
Mais voyant qu’au lieu de s’excuser, elle allait entrer dans la cuisine et me planter là.
– Tiens, Margrédel, lui dis-je, quoique tu ne penses pas à moi, je ne t’oublie jamais. Regarde, je viens encore d’acheter cela pour toi.
Et je lui remis un magnifique ruban de soie bleue que j’avais dans mon sac.
Elle ouvrit le papier d’un air moitié fâché, moitié content, et quand elle eut regardé le ruban et qu’elle l’eut trouvé beau, tout à coup me souriant les larmes aux yeux, elle me dit :
– Kasper, tu es un bon garçon tout de même !... Oui... oui... je t’aime bien !
En même temps elle m’embrassa, ce qu’elle n’avait jamais fait. Je me sentis tout triste ; j’aurais bien voulu lui demander pourquoi la bohémienne était venue à la maison, mais je n’osais pas. Je lui dis seulement :
– Cela me réjouit de voir que ce ruban te plaît, Margrédel ; j’avais peur tout le long de la route qu’il ne fût pas de ton goût.
– Oui, il me plaît, dit-elle en s’approchant du miroir, et le pliant en flot sous son joli menton rose ; il est très beau ; tu m’as fait plaisir, Kasper.
En entendant cela, tout le reste fut oublié, et je demandai :
– Qu’est-ce que la bohémienne est venue faire ici ?
Margrédel rougit, et dans ses yeux je vis un grand trouble.
– Waldine ?... fit-elle.
– Oui, Waldine ; qu’est-ce qu’elle est venue faire ?
– C’est une pauvre femme... avec son petit enfant... Je lui ai donné des noix... Mais il est temps que j’aille voir si le dîner avance ; voici onze heures, mon père va bientôt revenir.
Elle entra dans la cuisine. Moi, je montai dans ma chambre, déposer mon sac et ma clarinette, rêvant à ce qui venait d’arriver, au trouble de Margrédel, et pensant en moi-même qu’elle s’était fait dire la bonne aventure ; car des amoureux, elle n’en a pas d’autre que moi dans le village. Chacun savait que le père Stavolo ne plaisantait pas sur ce chapitre.
Ces idées me parurent naturelles, et je finis par trouver que j’avais tort d’être inquiet ; que Margrédel faisait comme toutes les jeunes filles, et qu’elle avait bien raison de me reprocher ma méfiance. Cela me rendit tout joyeux. Enfin, au bout d’un quart d’heure, comme je rêvais encore à ces choses, j’entendis la voix forte de l’oncle Conrad, qui me criait d’en bas, au pied de l’escalier :
– Hé ! Kasper, descends donc te mettre à table. Te voilà de retour ! Hé ! quel beau ruban tu as apporté à Margrédel ! Tu vas te ruiner, garçon !
Je descendis, et l’oncle riait de si bon cœur, que moi-même j’en fus content. Une grosse omelette au lard était déjà sur la table. Tout en mangeant, je racontai comment s’était passée la noce de Bergheim, ce que Margrédel aimait toujours entendre.
Mais vers la fin du dîner, et comme nous allions nous lever, voilà qu’une hotte et un panier grimpent l’escalier devant les fenêtres ; on frappe à la porte.
– Entrez ! Hé, c’est la mère Robichon et son fils ! crie l’oncle Conrad. Bonjour donc, bonjour, il y a longtemps qu’on ne vous a vus.
C’était la mère Robichon et son garçon Nicolas, les colporteurs de la verrerie de Wildenstein. La vieille avait son grand panier rempli de verres, des « maënnelglaësser », qui se vendent par centaines en Alsace, et Nicolas, sa grande hotte, qui lui remontait en forme de casque jusque par-dessus la tête, pleine de bouteilles. Ces gens n’étaient pas fâchés de s’asseoir, car il faisait chaud dehors, et la route de Wildenstein à Eckerswir est longue.
– Mon Dieu, oui, c’est nous, maître Conrad, fit la vieille ; nous venons voir s’il ne vous faut pas de gobelets.
– Bon, bon, asseyez-vous, mère Robichon ; nous causerons de cela tout à l’heure ?
Il aida la vieille à descendre son panier, pendant que je soutenais la hotte de Nicolas au bord de la table, pour qu’il pût retirer ses bretelles. On appuya la hotte au mur, et l’oncle Conrad, qui aimait les gens laborieux, s’écria :
– Margrédel, va chercher deux verres ; la mère Robichon et Nicolas prendront un verre de vin avec nous. Asseyez-vous ; avancez des chaises par ici, près de la table.
– Vous êtes bien bon, dit la mère en s’asseyant ; ce n’est pas de refus un verre de vin, par la chaleur qu’il fait dehors.
Nicolas, avec son bonnet de coton bleu rayé de rouge, sa blouse, ses pantalons de toile grise et ses souliers à gros clous, tout blancs de poussière, se tenait debout au milieu de la salle, sans oser s’asseoir.
– Allons donc, assieds-toi, Nicolas, lui dit l’oncle en lui montrant une chaise.
Alors il s’assit.
Margrédel apporta des verres et l’oncle versa jusqu’aux bords.
– À votre santé, mère Robichon.
– À la vôtre, et que Dieu vous le rende !
On but, et l’oncle, plus joyeux, se mit à causer de ceci, de cela : des peines du métier de colporteur, des mauvaises payes, du chemin qu’il fallait faire pour gagner sa vie, etc. Il s’informa du prix des verres, de ce que contenaient les auberges, de ce que rapportait chaque tournée, enfin de tout ce qui se passait en Alsace depuis Belfort jusqu’à Strasbourg, car c’était son habitude d’interroger ainsi les étrangers : il aimait à tout connaître.
La mère Robichon soupirait ; elle disait que les temps devenaient plus durs. Nicolas, les deux mains sur ses genoux et le dos tout rond, ne disait rien ; seulement il regardait la bouteille, et l’oncle Conrad remplit encore une fois les verres, ce qui lui fit plaisir, car il rit de ses grosses lèvres et s’essuya le nez du revers de sa manche, comme pour s’apprêter à boire ; mais la vieille n’était pas pressée, et il attendait qu’elle avançât la main.
Margrédel et moi nous écoutions, plaignant ces pauvres gens, qui font un bien rude métier, été comme hiver, tant qu’ils peuvent aller, et qui finissent par rester misérables malgré leurs peines. Je bénissais le ciel de m’avoir donné le goût de la clarinette plutôt que la hotte de Nicolas.
Finalement, après avoir fait un grand détour, l’oncle Conrad s’écria :
– À propos, mère Robichon, vous avez été bien sûr à la fête de Kirschberg ?
– Oui, monsieur Stavolo, oui, nous y avons été. À la fête de Kirschberg, voyez-vous, le kirschwasser et l’eau-de-vie de myrtilles font casser plus de verres et de bouteilles qu’à toutes les autres fêtes de l’Alsace. Nous arrivons toujours avec nos paniers pleins, et nous retournons à Wildenstein les paniers vides. Quelquefois Nicolas emporte sur sa hotte une petite tonne de kirschwasser, pour les messieurs de Wildenstein, mais pas tous les ans.
– Ah ! vous avez été à Kirschberg, dit l’oncle. Et dites donc, est-ce que vous avez entendu parler du fils Yéri-Hans, le canonnier ?
– Si nous en avons entendu parler, Seigneur Dieu ! dit la mère en joignant ses mains sèches ; je crois bien que oui, monsieur Stavolo, et beaucoup.
– Ah ! bon ! Est-ce que tout ce qu’on dit sur son compte est vrai ?
– Si c’est vrai, Dieu du ciel ! je crois bien, on ne peut pas en dire assez. Ça, monsieur Stavolo, c’est un homme des vieux temps, un homme beau, un homme...
– Voyons, mère Robichon, voyons, interrompit l’oncle, vous avez couché dans la grange du père Yéri-Hans, n’est-ce pas, comme toujours, et...
La vieille devina tout de suite ce que l’oncle voulait dire et répondit :
– Pour ça, oui, monsieur Stavolo, nous avons logé dans la grange de M. Yéri-Hans ; mais ce n’est pas ce qui nous fait parler, non, c’est la vérité : le canonnier est tout ce qu’il y a de plus beau, de plus dansant, de plus riant et de plus honnête.
– Je ne dis pas le contraire, s’écria l’oncle, mais...
– Et d’abord, fit la vieille, vous saurez qu’en arrivant il m’a reconnue tout de suite et qu’il a crié : « Hé ! voici la mère Robichon ! bonjour, la mère Robichon ! ça va-t-il toujours bien ? » Et il m’a fait asseoir, il m’a versé un verre de vin. Après cela, vous le croirez si vous le voulez, il m’a même acheté sur la foire un pain d’épice d’une demi-livre en disant : « Mère Robichon, vous vous rappelez que dans le temps, il y a dix-huit ans, quand vous arriviez à la ferme, vous m’apportiez toujours des petits pains d’épice anisés ! » Et c’est la pure vérité, monsieur Stavolo, ce pauvre enfant était tout pâle, tout pâle ; la mère Yéri ne pensait pas le conserver ; je lui apportais des pains d’épice contre les vers, de chez le pharmacien Hospes. Et à cette heure, quel homme, Seigneur Dieu, quel homme ! Ah ! quand on voit des enfants, on ne peut pas savoir ce qu’ils deviendront.
Ainsi parla la vieille d’une seule haleine. L’oncle Conrad semblait impatient ; Margrédel écoutait, la bouche entr’ouverte, et moi je regardais Margrédel, pensant : « Comme ses yeux brillent ! »
L’idée de la bohémienne me revenait malgré moi.
– Bon, bon, cria l’oncle, il vous a donné du pain d’épice, c’est beau de sa part, ça prouve qu’il est reconnaissant ; mais pourquoi donc est-ce qu’on dit qu’il est l’homme le plus fort du monde ?
– Du monde, monsieur Stavolo, pour ça, je ne sais pas ; non, dans le monde, il doit y en avoir d’aussi forts, mais le plus fort du pays, ça, c’est sûr.
– Du pays ! dit l’oncle. Et le charbonnier Polak, le bûcheron Diemer...
– Il les a mis par terre, interrompit la vieille.
– Comment... qui ?
– Le charbonnier, monsieur Stavolo.
– Le charbonnier était là ?
– Oui, c’est le dernier qu’il a renversé ; même qu’après la lutte, il a fallu faire prendre à Polak trois grands verres de kirschwasser, à cause des efforts qu’il s’était donnés, ses genoux tremblaient, ses mains et ses épaules aussi ; on aurait cru qu’il allait mourir.
– Vous avez vu ça ?
– Je l’ai vu, monsieur Stavolo. N’est-ce pas, Nicolas ?
– Oui, ma mère, répondit le garçon à voix basse.
Alors l’oncle Conrad, regardant la table et sifflant entre ses dents je ne sais quoi, ne dit plus rien. De sorte qu’au bout d’une minute, la mère Robichon reprit :
– Et même, monsieur Stavolo, tenez, à cette heure ça me revient : il m’a parlé de vous.
– De moi, fit l’oncle en relevant la tête.
– Oui, il m’a dit en se frottant les mains : « Mère Robichon, je les ai tous mis sous la table, mais il en reste encore un plus fort que les autres : le père Conrad Stavolo, il faut que nous nous regardions le blanc des yeux, et quand je l’aurai couché sur le dos, celui-là sans lui faire du mal, bien entendu, car c’est un homme que je respecte, je pourrai me croiser les bras, en attendant qu’il arrive des hercules du Nord. »
Pendant que la mère Robichon parlait, les joues de l’oncle Conrad se tiraient lentement ; son nez crochu se courbait, ses yeux lançaient des éclairs en dessous.
– Il a dit ça ? fit-il.
– Oui, monsieur Stavolo.
– Polisson ! bégaya l’oncle en se contenant ; parler ainsi d’un homme comme moi, d’un homme de mon âge, d’un homme...
– Mais, cria la vieille, ce n’est pas pour vous faire du mal.
– Du mal, dit l’oncle d’une voix éclatante, du mal ! Qu’il prenne garde, lui, que Conrad Stavolo n’aille le trouver ! Du mal !
Et levant le doigt :
– Qu’il prenne garde !... Défier un homme paisible... un homme qui a livré plus de cinquante batailles...
Alors il se dressa.
– Un homme qui a bousculé Staumitz, le fameux Staumitz, de la haute montagne, comme une mouche... oui, je l’ai bousculé ! Et Rochart, le terrible Rochart, qui portait douze cents et le grand ségare Durand, qui renversait un taureau par les cornes, et Mütz, et Nickel Loos, et le contrebandier Toubac, et le boucher Hertzberg, de Strasbourg... tous, tous m’ont passé sous les jambes ! s’écria-t-il d’une voix qui faisait trembler les vitres.
Puis tout à coup il se calma, se rassit, vida son verre d’un trait et dit :
– De ce grand canonnier, je me moque comme d’une pipe de tabac. Que le Seigneur lui fasse seulement la grâce de ne pas me rencontrer, voilà tout ce que je lui souhaite. Mais c’est bon, je n’ai pas le temps de bavarder comme une pie-borgne. Que Yéri-Hans soit fort ou faible, cela m’est égal. Margrédel, donne-moi ma veste ; je vais au Reethal poser, comme arbitre, une pierre entre Hans Aden et le vieux Richter. Voici bientôt deux heures ; le juge de paix m’attend à la mairie.
Margrédel, toute tremblante, alla chercher la veste. La mère Robichon et son fils rechargèrent leur hotte et leur panier sans rien dire, et l’oncle sortit comme si personne n’avait été là.
Moi, je ne revenais pas de toutes les batailles dont l’oncle Conrad s’était glorifié pour la première fois. Il paraît que, durant sa jeunesse, l’ardeur de la guerre le faisait aller jusqu’à douze ou quinze lieues, dans les Vosges, provoquer les hommes forts pour son plaisir : mais l’âge avait calmé son enthousiasme. Voilà ce que je me dis.
La mère et le fils Robichon nous souhaitèrent le bonjour, et s’en allèrent comme ils étaient venus.